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Ce joyau du nord du pays est menacé de disparaître, victime d’une gestion hasardeuse de l’eau en Iran. Un défi pour Téhéran.

Du lac d’Ourmia, Farzad veut garder un souvenir heureux. Celui du temps où les bateaux qui reliaient les deux provinces d’Azerbaïdjan oriental et occidental (nord-ouest de l’Iran) venaient doucement s’amarrer à quai pour délivrer leurs flots de passagers.

A cette époque, dans les années 1990, Sharafkhaneh, la ville natale de ce commerçant iranien de 33 ans [qui préfère taire son nom de famille], était le port lacustre le plus important de l’Azerbaïdjan oriental et un lieu de villégiature très prisé. «Les touristes se rendaient ici en très grand nombre», concède-t-il avec regret. Des familles entières venaient faire la fête, canoter sur les flots bleus du lac ou se baigner dans ses eaux salées aux vertus thérapeutiques. «Faute de voyageurs, le train qui reliait deux fois par jour la ville d’Ourmia (capitale de l’Azerbaïdjan occidental) à Sharafkhaneh a purement et simplement été supprimé», poursuit Farzad. Grands hôtels et petites auberges sont désertés. Les plages, abandonnées. Avec ses pédalos échoués sur le sol asséché, ses épaves rouillées gisant sur le flanc, la station balnéaire a des allures de ville fantôme.

Au début des années 2000 le niveau a commencé à baisser

Inexorablement. Petit à petit, ce lac que les Azéris iraniens surnomment «le solitaire turquoise» s’est effacé du paysage. Les chiffres publiés sur le site du ministère iranien de l’Energie sont alarmants : la superficie d’Ourmia, initialement 5 200 kilomètres carrés, n’était plus que de 1 844 kilomètres carrés en décembre 2018. En dix ans, son niveau a perdu huit mètres. En réalité, l’assèchement frappe aujourd’hui l’Iran en entier. Les rivières s’évaporent, les étangs s’évanouissent, les nappes phréatiques s’amenuisent… Au centre du pays, cela fait une dizaine d’années que la Zâyandeh-Roud («fleuve fertile», en persan), détournée en amont au profit de régions assoiffées, ne coule plus que quelques jours par an à Ispahan, l’ancienne capitale perse. Il en est de même pour les lacs de Bakhtegan, de Maharlou et de Hamoun, dans le Sud-Est. Volatilisés, changeant à jamais le visage de ces régions. Des phénomènes qui illustrent bien l’immense menace qui pèse sur l’Iran : la pénurie d’eau, dans ce pays dont la population a doublé depuis la révolution de 1979, pour atteindre quatre-vingts millions d’habitants cette année. Un défi pour Téhéran.

Alors, pourquoi cet assèchement ?

Comme le reste de la planète, l’Iran subit certes le changement climatique. Entre 1968 et 2016, la température a augmenté en moyenne de 2 °C dans le pays, rapportent les experts locaux. Cette hausse s’accompagne d’une réduction dramatique des précipitations. Entre septembre 2017 et mai 2018, l’Iran a reçu 151 millimètres de pluie, soit une diminution d’environ 30 % par rapport à la moyenne habituelle à cette saison (215 millimètres). Pourtant, les spécialistes s’accordent pour reconnaître que la raison principale de la mort programmée de nombreux lacs et rivières du pays est ailleurs. C’est la surexploitation des ressources, nappes phréatiques et eaux superficielles, qui serait à l’origine du désastre. Ainsi, pour le climatologue iranien Nasser Karami, de l’université de Bergen, en Norvège, le changement climatique n’est responsable de l’assèchement du lac d’Ourmia qu’à 15 %. Les plus grands coupables restent, explique ce chercheur, «la construction de barrages sans évaluations techniques préalables, l’accroissement des terres agricoles sans prise en compte de leur potentiel, et des modes de culture inefficaces».

En cause : les barrages et les puits qui épuisent les ressources souterraines

Après l’instauration de la république islamique, il y a quarante ans, les autorités ont encouragé les agriculteurs à développer leurs cultures, dans le but de garantir au pays une autonomie alimentaire. De nombreux barrages et digues ont alors été construits, parfois sans études préliminaires. Sous la présidence de l’ultraconservateur populiste Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), les chantiers se sont multipliés. Dans le pays, les barrages sont passés d’une dizaine avant la révolution à 647 aujourd’hui. Les provinces d’Azerbaïdjan oriental et occidental en comptent à elles seules quatre-vingt-deux, dont deux sur les cours de la Siminehroud et de la Zarinehroud, les plus importants affluents du lac d’Ourmia : ils fournissaient plus de la moitié de son eau.

Ces ouvrages ne sont pas seuls en cause. Dans l’Azerbaïdjan iranien, la superficie des champs cultivés a quadruplé, voire quintuplé en quarante ans, selon l’organisation de la Défense de l’environnement, équivalent du ministère de l’Environnement. Principal bassin d’agriculture en Iran, la région s’est couverte de champs et de vergers. Pour irriguer ces nouvelles terres, les agriculteurs ont foré des puits à foison – 88 000 selon les dernières estimations, dont une grande moitié illégalement – épuisant les ressources souterraines. Durant les deux mandats consécutifs de Mahmoud Ahmadinejad, ils ont eu le droit d’enregistrer ces puits sauvages pour les rendre légaux et… d’en creuser davantage ! D’autres ont installé des pompes directement dans le lit des rivières qui alimentent le lac. Autour d’Ourmia, les paysans ont commis une autre erreur, rarement mentionnée : ils ont arraché la vigne des parcelles avoisinant le lac pour planter des pommiers, de la betterave ou des céréales,des cultures plus rémunératrices, mais aussi beaucoup plus consommatrices d’eau.

Au-dessus de la partie la plus étroite du lac, un ruban d’asphalte d’un kilomètre et demi se déroule sur des piliers de béton gris comme un trait d’union géant entre Tabriz et Ourmia, capitales des deux provinces d’Azerbaïdjan. Moderne, imposant et sans âme, ce pont a été ouvert à la circulation en 2008. «Cela a été le coup de grâce», soutient Farzad, le commerçant de Sharafkhaneh. Les spécialistes confirment. Le projet manquait «d’une analyse environnementale», écrit Behrouz Dehzad, enseignant à l’université Shahid Beheshti à Téhéran, dans un rapport datant de 2011. Le principal problème, selon lui, est que le fameux pont a divisé le lac en deux moitiés, accélérant encore l’évaporation de l’eau en agissant comme un marais salant.

Les arbres fruitiers finissent par mourir, étouffés par le sel

Ahmad [qui préfère rester anonyme], 43 ans, habitant du port de Sharafkhaneh et propriétaire d’un terrain de vingt hectares cultivait avec sa famille pommes, pêches, poires et concombres, irrigués grâce à l’eau d’un puits. Aujourd’hui, son verger couvert de crevasses n’est plus qu’une terre désolée et agonisante. Et pour cause. A mesure que le lac d’Ourmia s’assèche, ses eaux deviennent plus salées – jusqu’à 40 % de sel. (A titre de comparaison, ce pourcentage oscille entre 2 et 4 % dans l’eau de mer.) Le vent soufflant sur les terres asséchées donne naissance à des tempêtes de sel. Un fléau de plus pour l’agriculture dans la région. «Les arbres fruitiers sont morts à petit feu, explique Ahmad, étouffés par le sel que le vent a soufflé sur leurs feuilles.» Alors, depuis quatre ans, Ahmad a abandonné l’agriculture pour devenir… photographe pour les entreprises. Quand il ne réalise pas des clichés d’usine, il retourne avec son appareil le long des berges du lac. Avant le désastre, il aimait flâner pour photographier les flamants roses, les pélicans, les aigrettes ou croiser une des 200 espèces d’oiseaux migrateurs qui faisaient escale dans la région. Terminé. «J’ai des vidéos qui les montrent en train de s’ébattre dans le lac, soupire-t-il. Mais, aujourd’hui, les oiseaux sont partis pour ne plus revenir. Alors, à quoi bon y retourner ? Mieux vaut, dans ce cas, aller dans les montagnes.»

 

Le tourisme et l’environnement ne sont pas les seules victimes du manque d’eau

Telles les sept plaies d’Egypte, une cohorte de maux s’abat sur cet Iran qui a soif : affaiblissement de l’économie, exode rural, ou encore troubles sociaux… En mars 2018, de violents affrontements ont ainsi opposé la police aux agriculteurs de la province d’Ispahan qui refusaient de partager leurs ressources en eau avec les habitants de Yazd, plus au centre. En Azerbaïdjan iranien, foyer de la communauté irano-azérie, les difficultés à protéger le lac d’Ourmia sont aggravées par le contexte politique. Ces derniers mois, dans un pays où il est risqué de manifester, des centaines de personnes sont descendues dans la rue et ont affronté les forces anti-émeutes afin d’exhorter le gouvernement à agir pour la sauvegarde du «joyau de l’Iran».

Une situation inquiétante pour Téhéran car aux revendications écologistes se superposent parfois des exigences concernant les droits culturels, économiques et politiques de la minorité azérie. «Entre 2009 et 2013 [pendant le second mandat de Mahmoud Ahmadinejad], une chape de plomb s’est abattue sur notre région, qui est turcophone, se souvient Farzad. A l’époque, toute personne évoquant le sauvetage du lac se voyait soupçonnée de vouloir semer le trouble, ou de prôner le panturquisme [c’est-à-dire de chercher à réunir les peuples de langues turques au sein d’un même Etat].» L’élection de Hassan Rohani, ensuite, a été perçue comme une bonne nouvelle et le climat s’est détendu sous sa présidence. Mais l’arrestation d’une dizaine de militants écologistes depuis le mois de février 2018 inquiète. Ils ont été accusés d’espionnage par les Gardiens de la révolution (la principale force armée du pays, dépendant directement du Guide suprême de la république islamique, Ali Khamenei) et incarcérés malgré le soutien de l’organisation de la Défense de l’environnement. Signe que le dossier est au centre de fortes tensions entre l’Etat et les Gardiens de la révolution.

 

Un comité national pour la sauvegarde du lac

Si l’assèchement du lac d’Ourmia continuait, redoutent les autorités iraniennes, l’exode de cinq millions d’habitants des provinces avoisinantes serait à prévoir. A Sharafkhaneh, la population est passée de 11 000 à 3 000 habitants en dix ans. «Dans ma famille, beaucoup sont partis s’installer soit à Shabestar (une grande ville de la région), soit à Téhéran», remarque Farzad. 
Le président iranien actuel, le modéré Hassan Rohani, a adopté une approche plus mesurée que son prédécesseur. Durant sa campagne électorale, en 2013, il a mis l’environnement, et tout particulièrement le sort du lac d’Ourmia, au centre de ses promesses. Après son élection, Rohani a créé un comité national pour la sauvegarde du lac en même temps qu’un plan gouvernemental, à échéance 2027, avec pour objectif de faire remonter le niveau des eaux. 

 

En novembre 2014, il a débloqué un budget de 7 300 milliards de rials (151 millions d’euros), notamment pour moderniser les méthodes d’irrigation dans l’agriculture. Pourtant, observateurs et écologistes – et même certains membres de ce comité ! – ne cessent de se plaindre de l’arrivée tardive ou partielle des fonds alloués. Le retour des sanctions américaines contre l’Iran, depuis août 2018, laisse présager de nouveaux retards. Pire, les sommes promises pourraient ne jamais être versées, les mesures de rétorsion américaines portant un coup dur à la vente du pétrole, première ressource financière pour l’Iran.

Il existe cependant des raisons d’espérer

Des pluies abondantes l’automne dernier, mais surtout certains projets visant à sauver le lac d’Ourmia et qui sont en cours de finalisation, dont le creusement d’un canal qui ramènera une partie des eaux stockées derrière le barrage de Kani Sib, à une centaine de kilomètres au sud, jusqu’au lac. Pour diminuer, voire empêcher les tempêtes de sable et de sel, les autorités font introduire, sur des milliers d’hectares, des plantes halophytes(adaptées aux milieux salés) qui aident à stopper l’érosion et à restructurer les sols. 

 

Et, face à l’urgence, les experts proposent diverses solutions : arrêter les cultures gourmandes en eau, privilégier des méthodes d’irrigation économiques. «C’est le début de la renaissance du lac», affirmait fin décembre un expert du gouvernement à l’AFP. 
Mais beaucoup d’agriculteurs répugnent encore à changer leurs méthodes de travail. Botaniste et enseignant à l’université de Téhéran, Hossein Akhani, lui, propose une approche plus expéditive. «Pour diviser par deux la consommation d’eau, il faut demander aux agriculteurs de produire 50 % de moins, recommande-t-il. Mais que le gouvernement achète leur production deux fois plus cher.»

La télévision iranienne, elle, s’attaque à un autre problème : le gaspillage. Les Iraniens consomment, paradoxe effrayant, deux fois plus d’eau que la moyenne mondiale. Cela fait maintenant une quinzaine d’années que des spots pédagogiques montrent de petits enfants fermant bien le robinet après utilisation. «Il y a de l’eau, mais pas beaucoup !» répète à l’envi le slogan de cette campagne contre la gabegie.

 

Pendant ce temps, l’été, sous le double effet du soleil et de l’extrême salinité, des microalgues et des bactéries se développent à Ourmia et les flots jadis bleus et translucides prennent une teinte rouge vif. Comme si, en imitant la couleur du sang, le lac voulait nous dire, symboliquement, qu’il est en train de mourir.

Les larmes de sel du lac d’Ourmia, un reportage de Ghazal Golshiri paru dans le magazine GEO de février 2019 (n°480, L’Iran).

 

source: https://www.geo.fr/environnement/iran-pourquoi-le-lac-dourmia-est-sur-le-point-de-disparaitre-194850