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Adjaratou Djelé Ndiaye


« Maa Djelé » (mère Djelé) comme l’appellent affectueusement les gens à Bakel, est un personnage féminin intéressant. Le choix de me pencher sur sa vie et son parcours repose sur deux raisons. La première est affective. En effet, mon lien avec à cette femme se rattache à la famille N’diaye de Bakel et remonte à ma grand-mère paternelle feue M’bewta Mody N’diaye, qui « était une tante et une mère pour elle » l’a-t-elle rappelé. D’ailleurs, elle a également souligné, au cours de notre entrevue, que la fille ainée de ma mère Yamou est en vérité l’homonyme de sa mère N’diaye Mody. Elle m’a aussi confié la solide et sincère amitié qu’elle partageait avec feu mon père M’baré Diallo. Pour dire toute l’importance qu’elle accorde aux liens familiaux mais aussi la connaissance qu’elle a de la généalogie familiale.

 


La seconde raison est scientifique. Et elle est relative à l’intérêt et à l’importance de la démarche microhistorique dans la reconstitution des faits sociaux ( Ginzburg et Poni, 1981) En vérité, si j’ai choisi de dresser son portrait individuel, c’est pour, à la fois, rendre hommage à un parent que je découvre en l’approchant mais aussi analyser de manière générale l’évolution du statut et du rôle de la femme dans la société soninké, une place très souvent limitée, réductrice voire même caricaturale (Pollet et Winter, 1971 : 348-442). 

Âgée aujourd’hui d’environ 75 ans, « Maa Djele » est une fille unique. Elle est née au Mali (ancien Soudan français) et y a passé une partie de son enfance. Parce que son père Birama N’diaye, durant la période coloniale, pratiquait le métier de cheminot. Sa mère N’diaye Mody est issue de la grande famille N’diaye de Bakel. Celle-ci avait une sœur Coumba Mody et un frère Samba Mody. Après plusieurs années passées au Mali et avec le recul de l’activité ferroviaire, ses parents retournent à Bakel.

1-La chefferie villageoise

Djelé N’diaye a hérité de la trajectoire familiale des N’diaye. Celle-ci s’inscrit dans le rapport que ladite a entretenu avec le pouvoir politique depuis longtemps. Il y a une logique de continuité entre la gestion d’une chefferie locale par cette famille dont elle tire ses origines et son implication dans l’espace politique sénégalais après les indépendances. Pour saisir ce lien, il est intéressant de se pencher sur le mode de peuplement de la ville de Bakel et la place qu’occupaient les N’diaye avant et après l’installation de l’administration coloniale.

La plupart des témoignages s’accordent pour dire que les Wane seraient les premiers habitants de l’ancien site de Bakel. Dans un entretien avec un doyen de cette famille (10 décembre 2009), celui-ci précise :

« Les Wane sont les premiers à s’installer à Bakel. Ils étaient des marabouts originaires de Bumba (Fuuta). En s’installant à Bakel, ils étaient venus avec leur bétail et étaient campés au départ vers l’actuelle préfecture Le jour, ils allaient dans leurs pâturages et la nuit ils se mettaient autour du feu et apprenaient le Coran. C’est ainsi que les N’diaye nouveaux arrivants les ont trouvé là-bas et les ont supplié de venir se joindre à eux pour s’occuper des activités religions puisqu’eux sont des guerriers. Les Wane ont refusé. Alors, les N’diaye sont retournés sans rien dire ».

Sans contester l’occupation première des Wane et leur pouvoir religieux, nous estimons que le sceau des Wane à Bakel n’a pas été transparent dans l’histoire de Bakel. Les Wane ne sont pas tellement souciés ni à étendre leur pouvoir spirituel ni leur autorité religieuse en tant que chefs de villages. Ce deux fonctions ont fini par être détenues successivement par les N’diaye (chefferie locale) et les Bâ, puis les Kébé et les Dramé (fonction religieuse).

En revanche, le récit montre également un maintien du pouvoir temporel entre les mains des familles N’diaye. A Bakel, le pouvoir traditionnel a toujours (même si il est symbolique de nos jours) été sous le contrôle de la famille N’diaye. Felix Brigaud rappelle bien les conditions d’installation de la famille N’diaye à Bakel :

« Les fondateurs de Bakel sont les N’diaye du Djolof. C’est pour chercher une alliance contre la famille regnante que trois fréres en partirent un jour : Demba Fati qui s’est installé à Bakel où il est l’ancêtre des N’diaye qui forment le principal élément de la population de cette ville : Singuété Fati (l’ainé) qui s’installa à Moudéri où il est l’ancêtre des N’diaye et Samba Fati qui rejoignit Singuété quatre ans plus tard. Demba avait un fils unique Mara Demba frére de Huit enfants. A son arrivé à Bakel il épousa une femme du pays qui lui donna un fils : Lecteur Demba, dont descendent tous les N’diaye de Bakel sauf une famille, celle de Demba Vakari qui vient de Mara » (Brigaud, 1962 : p.213).

Ce récit montre l’implication de la famille N’diaye dans le pouvoir temporel de Bakel. Celle-ci remonte bien avant l’arrivée des français à Bakel. Elle se manifeste par une volonté de garder leur une autonomie spatiale dès leur installation à Bakel, espace attribué par les Bathily et dont les modalités sont très floues.

Avec l’installation des Français, l’autorité des N’diaye se fragilise. Au fur et à mesure que les Français imposèrent leur domination, nous assistons à un affaiblissement total du rôle des N’diaye à Bakel. L’instauration de ces deux pouvoirs passa au préalable par le Tounka de Tuabou. Ce fut lui qui accorda le droit de propriété du terrain de Bakel aux N’diaye. Parallèlement, par les traités du 11 septembre 1821 et du 21 juillet 1822, le Tounka vendit aux français un autre espace qui abrita le fort. En 1854, le Tounka fit mieux. Suite à une convention passée entre son fils et les Français le 6 avril de la même année, le terrain de Guidimpalé fut octroyé aux français. Au retour, ces derniers payaient une somme de 500 francs (Zion, 1968 ; Tandian, 1972, Diallo, 2010).

Malgré la réduction de leur pouvoir, les N’diaye s’adaptent au contexte colonial avec tantôt des stratégies de rejet, de collaboration et même d’infiltration dans le système. Cela a continué même après le départ des Français. C’est de l’histoire de cette famille dont « Maa Djele » que prend naissance l’action de ce personnage. Malgré l’écart de plusieurs générations, la loi de la continuité s’inscrit quelque part entre la trajectoire individuelle et la trajectoire familiale.

2-La chefferie associative

En pays soninké, l’animation de la vie publique, quoique ayant évolué, repose sur des associations de jeunes (à la fois de jeunes filles et des jeunes garçons). Ce passage est presque considéré comme un rite pour tout enfant. L’intégration dans cet espace participe à une forte socialisation et une culture de la personnalité (Bathily, 1969). C’est dans ces espaces que Djele a commencé à forgé sa personnalité de future leader. Avant les années d’indépendances, elle a été chef des jeunes filles de Bakel (« feede »), une association qui regroupait une centaine de filles de tous les quartiers de Bakel.

Opposée à sa cousine N’diaye Sily, elle finit par remporter la tête de la direction de l’association des jeunes filles de Bakel. Celle-ci fini par la rejoindre. L’association regroupait toutes les filles et les garçons de N’diayega et voir de Bakel. Aimée, adulée et charismatique, elle convainc le cœur de beaucoup de gens à Bakel. Elle conserva ce capital jusqu’à la période des indépendances des années 1960.

Cette association était pour « Maa Djele » un tremplin, un chemin lui permettant de cultiver davantage son charisme. Par le biais de cette structure informelle, elle était très active dans la convocation des réunions de jeunes. Elle savait prendre des décisions et n’hésitait pas à passer souvent à l’exécution dans un élan démocratique. Son amour pour Bakel, la considération de ses pairs et son courage ont nourri encore ses ambitions à l’âge adulte. Djelé n’a pas fait l’école française mais sa popularité était incontestable dans l’espace public. Cela fut un capital important dans le milieu politique caractérisé par un jeu de clientélisme. Elle en était consciente.

3-La chefferie politique

L’entrée dans la politique est une continuité de la socialisation associative. Après les indépendances, elle rencontre Abdoul N’diaye (ancien député-maire de Bakel) du fait qu’elle était la chef des associations de filles de Bakel. Sa rencontre avec Abdoul remonte très loin. C’est à travers son époux Moustapha Diop (ancien chef d’arrondissement de Balla) que la rencontre avec Abdoul eu lieu. Celui était fonctionnaire dans l’administration sénégalaise et en même temps responsable politique (ancien chef d’arrondissement de Balla.

Une relation matrimoniale qui se manifeste dans l’espace politique. Cette amitié avec Abdoul était telle que le couple a fini par attribuer un prénom d’un de ses enfants à cet homme d’Etat. Elle est devenue la responsable politique des femmes socialistes à Bakel jusqu’au renversement de Abdoul N’diaye. La reine d’Abdoul N’ diaye la marque profondément puisqu’elle a vu se réaliser plusieurs projets : la construction de la Mairie, celle du Marché de N’diayega, de Trésor et du Tribunal départemental. Il a amène plusieurs femmes à la Mecque dont elle-même. Elle a mis les femmes dans plusieurs fonctions. Il y a la paix et l’entente du temps d’Abdoul entre les femmes et les hommes dans le Parti. Djele se chargeait des groupements féminins à Bakel : ouverture des boutiques de Bakel, entrepreneuriat, commerce, etc. Il était Peul mais il était aimé à Bakel. Il a tout fait pour Bakel.

Abdoul ne lui pas donné d’argent mais surtout le respect, la considération et l’amour. Pour elle, ce sont les plus importants dans une relation qui unit deux personnes. Il lui a attribué plusieurs responsabilités culturelles et festives dans la vie politique de Bakel. La politique à son temps allait avec humour, des convictions et le respect malgré les rivalités. Pour elle, le Ps à Bakel donnait l’argent au lieu de faire des réalisations concrètes. Les familles recevaient des enveloppes.

Pour rester fidèle à ses principes, elle accompagne Abdoul N’diaye jusqu’à la défaite démocratique (c’est le cumul de fonctions qui a expliqué la défait selon elle) en faisant face à la rivalité sans précédent des Cheikh Cissokho, Waoundé N’diaye au sein de l’ancien Parti Socialiste pour le contrôle de la municipalité. Conscient de son poids, de son capital politique, de son charisme dans le mouvement féminin, le camp de Cheikh Cissokho et de son parent Waoundé l’ont sollicité pour faire face à l’autre camp, celui de Sada Dia. Pour rester toujours fidèle à Abdoul, elle décline l’offre et décide de ne plus retourner à la politique du fait de ce qui était arrivé à Abdoul N’diaye. Quand ils ont gagné, Waoundé N’diaye est devenu Maire de Bakel.

C’est après plusieurs tentatives, qu’elle acceptait finalement de travailler avec eux pour l’intérêt de Bakel. Elle ne voulait surtout pas que le mouvement féminin s’éteignit à Bakel. Elle resta finalement et la dirige pour une deuxième fois pendant presque 40 années jusqu’au jour où feu Debel Ly (Paix à son âme) ait affiché également ses ambitions pour la même place. Elle n’a pesé pas devant Djelé N’diaye puisqu’elle obtient seulement sept personnes. Depuis personne n’a osé se mettre à travers son chemin. Elle devient à nouveau la chef de Bakel jusqu’à la défaite des Waoundé N’diaye et Cheikh, elle quitta la chefferie de mouvements féminins. Elle était soutenue par plusieurs familles dont celle de son oncle Mody Bakary N’diaye, ancien maire de Bakel Quand elle laissa la reine, Farmata Babayel Sall, femme de Mody Bakary, assure avec autant que faire se peut les reines.

Après le décès de Waoundé N’ diaye en cours de mandat, il était remplacé par Ousmane N’diaye. Elle estime que Cheikh a un comportement toubab alors qu’Ousmane était un grand stratège avec qu’il continue de garde des meilleures relations avec les Bouba Diallo et Mamadou N’diaye. Pour Djelé, le temps d’Abdoul était mieux que Cheikh. Il y avait Ousmane N’diaye a ses côtés. Depuis qu’ils se sont séparés, Cheikh a reculé à Bakel.

Du temps des Cheikh Cissokho et Ousmane N’diaye à Bakel, elle a été directement jointe par Abdou Diouf, ancien Président du Sénégal (1981-2000) pour recevoir une décoration de l’ordre du mérite. Puisque ce dernier a reconnu, à travers les dires, le courage, la patience et le charisme dans le milieu politique. Pour magnifier ces qualités, il lui rend un hommage bien mérité.

Avant que Macky Sall ne se présente aux élections présenditielles de 2012 au Sénégal, il l’avait sollicité. Mais vu l’âge, elle a décliné l’offre clientéliste. Elle a préféré s’éloigner des choses mondaines pour consacrer ses derniers jours à ses occupations familiales et religieuses.

Les projets étaient plus tournés pour Bakel que pour ses propres intérêts. Elle voulait une vivification des mouvements féminins de Bakel. Et la politique ne lui a certes rien apporté mais elle lui a permis de participer activement pour le développement de Bakel. Elle reconnait ses limites scolaires qui l’ont handicapé pour occuper plusieurs hautes fonctions politiques.

4-La chefferie résidentielle

Après une soixante d’année la vie publique de Bakel notamment dans le mouvement féminin et une quarantaine d’années dans la scène politique, « Maa Djele » quitta l’arène politique avant même l’alternance de 2000. Sollicité partout, « Maa Djelé » a décidé de se reposer. Elle passe ainsi le témoin à Farmata Babayele Sall. Seulement, la chose qu’elle regrette de la politique est d’avoir distribué de l’argent pour les gens alors qu’elle pouvait réaliser beaucoup de choses concrètes à Bakel. Elle situe cette attitude par le fait qu’à l’époque les gens n’étaient pas très évolués pour exiger des projets concrets pour l’amélioration de leurs conditions de vie et le développement de leur localité.

Aujourd’hui, elle fait l’une des dernières doyennes de la famille N’diaye à Bakel. Elle vit tranquillement dans sa maison à N’diayega 3 à Bakel. En nous rendant la dernière fois à Bakel en 2013, nous avons trouvé une personne méditative entre la cour de sa maison et son joli salon décoré par les photos de jeunesse et de vie politique (en compagnie d’Abdou Diouf) ; une belle concession redorée par les fruits de la migration et non de la politique. Accompagnée et assistée de ses belles femmes, de ses petits enfants et autres parents, elle s’adonnait à la vie religieuse. Son enfant vivant en France est ami avec un enfant d’Abdoul N’ diaye à Paris. Son seul souhait est que cette belle relation se perpétue.

Au final, l’itinéraire de « Maa Djele » a nourri une situation paradoxale : à la fois par un désir de rester dans sa communauté mais également une envie de la transformer à travers ses responsabilités publiques. C’est toute l’ambigüité qui sied au projet et à la logique d’autonomie. « Maa Djele » est restée à la fois une femme soninké, une femme politique et une femme active de son temps. Son parcours infirme, en tout cas, « l’immobilisme caricatural » attribué à la femme soninké ou paysanne et de manière générale à la femme africaine à travers la phrase suivante :

« La femme est toujours sous autorité. A la naissance, elle est sous l’autorité de ses parents. Quand elle grandit (et se marie), elle est sous la responsabilité de son époux. Quand elle vieillit, elle est sous la conduite de ses enfants. La femme nait et meurt esclave. » (Entretien avec F. C.)

Auteur : Saliou DIALLO

Doctorant en Histoire contemporaine au Laboratoire Migrinter (Université de Poitiers, France)

Quelques références bibliographiques :

BATHILY, Ibrahima Diaman (1969) « Notices socio-historiques sur l’ancien royaume soninké du Gadiaga », Dakar, in Bull. de l’I.F.A.N, Série B, n°1, T. XXXI, pp 31-105. Présentées, introduites et annotées par Abdoulaye Bathily.

BRIGAUD, Félix (1962) Histoire traditionnelle du Sénégal (Fascicule 9).Etudes sénégalaises n°9, 1962, Swetz Zeitlinger, Amsterdam, 335 p.

DIALLO, Saliou Dit Baba (2010) « Bakel : évolution d’une escale de traite coloniale (1886-1945) », Université Cheikh Anta Diop, Département d’Histoire, 133 pages (Mémoire de Maitrise)

GINZBURG Carlo et PONI Carlo (1981) « La micro-histoire » Le Débat, 10-n°17, p.133-136

POLLET, Eric et WINTER, Grâce (1971) La société soninké (Dyahunu, Mali), Bruxelles, éditions de l’Institut de Sociologie, 566 p.

SY, Yaya (2006) « La bataille de Bakel : les soninkés dans l’A.O.F (Afrique Occidentale Française)» (2006) in soninkara.com

TANDIAN, Abdou Khadr (1972) « Bakel et la pénétration française au Soudan (1866-1896) », Université de Dakar, 144 p. (Mémoire de Maîtrise)

TANDJIGORA, Abdou Karim (2001) « Évolution économique du cercle de Bakel (1918-1946) », Université de Poitiers, 130 p. (Mémoire de DEA)

ZION, Henri L. (1968) « Le poste de Bakel à l’époque du gouverneur Faidherbe, 1855-1865 », Université de Dakar, 227 p. (Mémoire de Maîtrise)

 

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