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La tournée d’évaluation du Conseil de coopération et de concertation des ruraux (Cncr) montre, de la campagne agricole de cette année, une image différente de celle que veulent véhiculer les autorités de l’Etat. Au point que, en privé, certains paysans déclarent que si c’est ainsi que l’on «accélère la cadence», il vaudrait mieux décélérer. L’un des représentants du Cncr, le technicien agricole Marius Dia, estime que le gouvernement n’a pas à ce jour fait montre de vision dans le domaine.

Vous venez de faire une tournée dans certaines zones rurales du pays. Peut-on savoir dans quel cadre était-ce ?
Annuellement, le Cncr fait 3 ou 4 tournées à travers le pays. Il y a notamment une tournée à la veille de chaque campagne agricole, qui lui permet de faire le bilan de la campagne écoulée, et également, de se projeter pour la campagne à venir. C’est-à-dire d’informer les populations sur les mesures prises par l’Administration, et de voir dans quelle mesure elles peuvent bénéficier des subventions de l’Etat.
En ce qui vous concerne, votre équipe et vous, dans quelle partie du pays avez-vous été, et pendant combien de temps ?
Nous avons fait toute la zone sud du pays, du 19 au 29 mai. Nous avons fait pratiquement une journée par département. Et nous avons regroupé à chaque fois, au moins une cinquantaine de leaders paysans venus de différentes structures, à savoir, les Clcop ou les fédérations membres du Cncr… Donc, chaque leader représentant au moins une vingtaine ou une trentaine d’Op (Organisations paysannes, Ndlr)
Quel a été le constat tiré de cette tournée ?
Je crois qu’il faut alors partir de la campagne écoulée. De manière générale, les semences ne sont pas arrivées à temps. Par exemple à Kolda, les paysans nous disent qu’ils ont reçu du riz Nerica en août ; donc ne pouvaient plus les utiliser. De même, de manière générale, les graines reçues n’étaient pas des semences de qualité ; c’était du tout-venant. Alors qu’on sait que des semences peuvent augmenter jusqu’à 30% la quantité de la récolte. Et c’est cela qui explique également le coût très élevé du prix de l’arachide. Parce que le producteur estimait que s’il ne vendait pas à 200 francs Cfa, il ne s’en sortait pas. Cela était lié au fait que la productivité de l’arachide est très faible, du fait de l’utilisation de semences non certifiées. Si on avait eu des semences certifiées, on aurait pu avoir des rendements d’environ 1,5 tonne à l’ha. Cela aurait permis de jouer sur le prix à la baisse. Donc, de manière générale, l’arachide n’a pas été compétitive l’année dernière.
A-t-on tenu compte de cette situation cette année, et les choses ont-elles été améliorées ?
Malheureusement, non. On n’en a pas tenu compte. Et cela, à commencer par le gouvernement qui, en début de campagne de commercialisation, déclare que, pour impulser la campagne agricole, il achète 50 mille tonnes de semences écrémées. A la place du gouvernement, j’aurais commencé par acheter ce qu’il y avait comme semences certifiées. Le Premier ministre Abdoul Mbaye avait commencé à comprendre et avait pris la décision de ne plus mettre de l’argent que sur les semences certifiées. Il avait identifié un certain nombre d’opérateurs – 3 environ – qui disposaient de semences certifiées, et il avait passé des contrats avec eux, pour dire que ces opérateurs allaient faire de la multiplication, et l’Etat allait acheter la production. Mais dès qu’il a quitté, on ne sait pas comment cette liste de 3 opérateurs a été gonflée jusqu’à dix ou quinze. A mon avis, cela pose des problèmes de transparence. Parce que des gens qui, au début, n’avaient pas de semences certifiées, se retrouvent avec des contrats de production, cela pose problème.
De plus, on produit des semences certifiées, le gouvernement dit qu’il achète 50 mille tonnes, et il met pour cela 11,5 milliards à la banque. Mais il ne met en place aucun mécanisme pour collecter la production dans les villages. Exemple concret, la coopérative de Médina El Hadj, dans le Kolda, qui devait passer des semences de niveau 2 au niveau 3, n’a pas trouvé de preneur pour sa production. Face à la pression des producteurs, qui lui réclamaient leur argent, et à la pression de la banque qui réclamait les échéances échues, elle a tout simplement vendu les semences certifiées comme des semences écrémées. Mais pis, en espérant avoir de l’argent, la coopérative est restée deux ou trois mois sans être payée. Jusqu’au 29 mai, ladite coopérative n’était pas rentrée dans ses fonds ; et elle n’est pas la seule. 
Un autre cas. La coopérative de Kahi a fait un prêt sur les 11 milliards de l’Etat. Elle devait acquérir 300 tonnes de semences écrémées, mais au moment de l’achat, on lui notifie qu’on ne peut lui acheter que 150 tonnes. Alors qu’il lui a été prêté de l’argent pour acheter 300 tonnes. Cela signifie que cette coopérative se retrouve avec sur les bras, non seulement ses semences certifiées, mais aussi 150 tonnes de semences écrémées. Donc, sa créance à la banque ne pourra pas être payée. Au lieu d’accélérer la cadence, on démotive complètement les producteurs.
Au moins cette année, les choses ont changé, d’après les autorités, qui disent avoir pris toutes les dispositions…
Je peux vous dire qu’à la date du 29 mai, aucune commission de distribution n’était fonctionnelle dans la Casamance naturelle. D’ailleurs, elles n’existaient même pas. Par contre, j’ai vu des camions au niveau des seccos, en train de chercher les produits à amener au niveau des zones de distribution. Cela, alors que dans la zone de Kolda et de Vélingara, il était déjà tombé trois pluies très abondantes.
Le ministre s’est pourtant vanté de la bonne distribution du matériel agricole.
Même à ce niveau, je crois que l’on est en train de jouer sur les chiffres. De manière générale, le matériel est insuffisant. On fait du saupoudrage. Prenez le nombre de collectivités locales au Sénégal. Nous en avons 557. Le nombre total de semoirs mis à la disposition des collectivités locales donnera environ 12,6 semoirs par collectivité locale. Quand on prend les houes Sine, on a un ratio de 7,7 par collectivité locale. Pour les houes occidentales, on a un ratio de 9 par collectivité locale. Pour les chariots, on a un ratio de 1,4 par collectivité locale. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Si vous prenez la collectivité locale de Simbandi Balante, dans la région de Kolda. Elle fait 42 villages. Chaque village comprend une organisation de producteurs, avec au moins vingt membres. Cela nous fait 840 producteurs. Tout ce monde reçoit moins de 8 houes Sine. Le problème est d’autant plus grave que, quand on vend le matériel et les intrants au comptant, alors que la campagne de commercialisation ne s’est déroulée normalement. La normalité, c’est que le producteur vend sa récolte et on lui paie son argent, ce qui n’est pas le cas – les producteurs ont placé leurs graines depuis deux ou trois mois et n’ont pas vu la couleur de l’argent. Certaines coopératives ont livré leurs graines à des huiliers depuis deux ou trois mois et n’ont pas été payés. Cela veut dire que les bons impayés circulent toujours.
A ce producteur qui n’a pas reçu son argent, on demande, au mois de mai, d’acheter au comptant, les semences, l’engrais  et le matériel agricole. Et ce matériel pour lequel un effort important a été fait pour sa subvention est éparpillé sur l’étendue du territoire, et perd de son efficacité. Aucun petit producteur n’est en mesure, en cette période de l’année, d’acheter les intrants ou le matériel. On aurait pu imaginer un autre dispositif, qui aurait permis au producteur de prendre à crédit à court terme, jusqu’à la fin de la campagne pour payer les intrants, et à moyen terme, 4 ou 5 ans pour payer le matériel. Ce qui se passe aujourd’hui, ne permet pas d’accélérer la cadence, comme on le dit. Cela veut dire que la vision n’est pas claire. On fait faire des semences certifiées, et au lieu de les acheter, on préfère prendre des semences écrémées. Ceux qui ont produit ces semences certifiées, ne trouvant aucun acheteur, alors qu’ils ont besoin d’argent, les bradent au prix de semences écrémées. Donc, tout l’effort de l’Etat, pour à peu près 5 milliards de francs, retombe à zéro. Quelle est la vision claire d’un gouvernement, dans ces conditions ?

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SOURCE: http://www.lequotidien.sn/index.php/la-une2/6929-campagne-agricole--le-cncr-denonce-limpreparation