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interviewJoseph Gueï Ramaka est de retour sur grand écran. Il y fait tandem avec le collectif Gorée cinéma. Le cercle des noyés qu'ils ont choisi de projeter cette semaine est un plaidoyer au sort des noirs emprisonnés dans le fort de Oualata en Mauritanie. L'esprit de Ramaka se trouve dans Gorée cinéma : un cinéma direct, engagé et de partage. Au passage, celui qui a explosé les blockbusters avec la projection de Karmen, égratigne le régime de Wade, durant lequel il a été interdit de projection.

 



Vous soutenez la projection du film Le cercle des noyés qui traite de la déportation de civils et militaires noirs au bagne de Oualata. Quel est votre intérêt pour la question mauritanienne?


Nous avons été séduits lorsque nous avons vu le film, par sa beauté, la pertinence du thème. C'est un sujet d'actualité et c'est une situation que des gens continent à vivre en Mauritanie. L'esclavage continue d'exister en Mauritanie. Le choix de ce film était une façon de montrer aux gens que nos voisins mauritaniens vivent des problèmes d'intégration. C'est pour cela que nous avons fait appel à Pierre Yves pour son travail, pour qu'il nous montre à travers ce film les conditions des esclaves noirs dans le fort de Oualata. Ce film répondait à nos attentes. En Mauritanie et dans certains pays du Maghreb, on continue d'utiliser le mot esclave par rapport à la couleur de la peau. Et dans le film, les esclaves sont toujours les noirs. Nous voulions montrer avec ce film que l'esclavage continue d'exister et qu'il est temps que cela s'arrête. Nous voulions aussi montrer que la liberté d'expression, la liberté de vivre, n'existe pas réellement en Mauritanie. Il y en a qui sont dans le film et qui sont toujours emprisonnés. C'était une manière aussi de les aider à sortir. Nous sommes un pays de tradition humaniste et solidaire, de ce point de vue nous répondons à ce que nous sommes en faisant preuve d'humanisme par rapport à nos frères qui vivent pas loin de chez nous. Mais également, solidaires parce que la situation en Mauritanie, en ce qui concerne les droits de l'homme, interpelle chaque fils de la planète.


Qu'est-ce-que le projet Gorée cinéma dans le cadre duquel le film a été projeté?


Gorée cinéma c'est un cycle. Nous en sommes au second. L'objectif est de montrer en quoi le cinéma peut changer nos réalités. Ce film est une continuité par rapport au précédent film projeté, «Bel Air». Le thème relate des faits réels, de gens qui ont vécu dans des conditions inhumaines. C'était une manière pour nous de dénoncer et d'apporter notre contribution à ce débat. Les personnes qui sont venues assister à cette projection qu'elles soient sénégalaises ou mauritaniennes ont été sensibles à ce film. Et même dans le contexte actuel du cinéma sénégalais, nous participons à sa relance en créant de l'espace. On se rencontre pour voir et échanger sur le cinéma. Ce sont de jeunes cinéastes, des gens intéressés par la culture et des sénégalais de manière générale qui sont solidaires entre eux et qui ont en partage la téranga, qui forment Gorée cinéma.


Quel impact le film a-t-il eu auprès des autorités mauritaniennes?


Je ne sais pas ce que les autorités mauritaniennes pensent de ce film. Mais, les Mauritaniens présents à cette projection ont été très sensibles au sujet. Ils ont raconté comment ces événements ont été vécus dans leur pays et comment ils ont été touchés dans leur chair. Pas seulement les noirs, mais aussi des mauritaniens arabo-berbères qui luttent pour le respect des droits humains.


Est-ce que le film a été projeté en Mauritanie?


Je pense que non. Il a été présenté une fois à Dakar.


Prévoyez-vous au moins de le faire voir au public mauritanien?


D'abord, ce n'est pas notre film. Nous avons demandé de le faire projeter dans le cadre de Gorée cinéma. Je ne sais pas ce que va être l'avenir du film. Il va certainement continuer à voyager. Mais, il est vrai que partout où il a été projeté, il a suscité un élan de solidarité envers les mauritaniens qui sont victimes du non respect des droits humains.


Quel autre thème aimeriez-vous montrer à l'écran?


C'est vrai que sur les propositions que nous avons actuellement, il y a celui sur la Langue de Barbarie qui nous intéresse. On n'a perdu une partie du Sénégal avec la brèche qui avait été ouverte par Abdoulaye Wade. Je suis originaire de Saint-Louis et aujourd'hui, je me rends compte que j'ai passé énormément de temps sur une partie de cette île qui n'existe plus. Elle a complètement disparu. Elle s'est dissoute comme du sucre dans de l'eau. C'est un sujet qui nous a été proposé et qu'il serait intéressant de montrer. Il y a aussi le film «Rebelle» qui évoque le sort des enfants soldats que nous aimerions montrer. Sciences fiction, documentaire, etc, nous n'avons pas de limites dans ce que nous aurions à faire partager pour faire bouger les lignes.


Etes-vous devenu un cinéaste engagé?


Non, je suis un cinéaste et je suis un citoyen. Et l'obligation d'un citoyen, c'est justement son devoir d'humanisme et de solidarité. Tout un chacun répond à son devoir de citoyen à sa manière. Je m'intéresse à l'humain à travers ce que je fais comme métier. On est là pour le cinéma, mais pas pour quelqu'un de particulier.


Vous aviez farouchement combattu Wade en 2012 et étiez très actif dans le groupe Doyneu Seuk de Facebook. Trois ans après son départ, quelle appréciation faites-vous de la situation du pays?


S'il avait quitté le pays avec tout le bordel qu'il nous a causés, j'aurai été heureux. Mais malheureusement, nous sommes en train de payer ce qu'il nous a laissés en héritage. Trois ans après, nous n'avons pas fini de subir et de découvrir la profondeur du mal qu'il a fait pendant des décennies. Bref, je préfère ne pas évoquer la politique.


Plus de dix ans après votre très polémique Karmen, où en êtes-vous avec votre désir de réaliser des films?


J'ai fait très peu de film, mais j'écris beaucoup. Mon rapport à la création est d'abord un rapport de réflexion et d'écriture. Je n'ai jamais arrêté. J'ai dû par moments, avec l'urgence citoyenne, faire certains films et documentaires. Je continue à m'intéresser au cinéma dans ses différents aspects. Pour moi, c'est aussi important de montrer un film que je fais qu'un film fait par un autre.


Selon vous, pourquoi Karmen a aussi été mal accueilli par certains?


A l'époque, disons que le film a été mal accueilli par ceux qui ne l'avaient pas vu, pour l'essentiel. C'est un vieux débat, mais j'ai rarement rencontré des gens qui ont vu le film et qui ne l'ont pas aimé. Le film a été vu par beaucoup de monde, notamment des associations de mourides, de professeurs etc, et les critiques ont été bonnes. Entre temps, j'ai fait d'autres films, mais ils ont été interdits de projection au Sénégal, en l'occurrence «Si Latif avait raison».


Pourquoi il a été interdit de projection?


C'était un film qui faisait une sorte d'étape après le livre de Latif Coulibaly sur la situation du pays et que Wade et sa bande avaient interdit de diffusion au Sénégal. Mais, il a été vu dans d'autres pays.


Est-ce qu'aujourd'hui vous avez envie de faire découvrir ce film au public sénégalais?


Il s'avère que ce film soit aujourd'hui très partiel par rapport à l'importance des dégâts que l'on peut constater aujourd'hui dans le pays. Le film montre un petit aspect de ce qu'on a vécu. Je pense qu'actuellement, nous avons besoin de faire quelque chose d'autre, de reconstruire des valeurs qui ont été minées, saccagées, de reconstruire le sens de la parole qui a été amené à son niveau zéro durant le règne de Wade. Il faut que l'on reprenne le contraire du «Wax waxeet». Il n'y a rien de plus non sénégalais, non africain que le «wax waxeet». Il n'y a rien de plus important en Afrique, aussi bien au Togo, au Bénin, que le sens de la parole donnée. Et cela a été laminé.


Vous pensez que cela est possible aussi? Macky Sall n'est-il pas sur le point de refaire ce même wax waxeet?


Je ne sais pas ce qu'il est en train de faire, mais je sais que nous avons besoin de reconstruire. L'Afrique est un continent de résistance grâce à laquelle elle a pu se reconstruire. Toutes les guerres aujourd'hui se passent en Afrique. Mais, nous arrivons à nous ressouder avec un certain nombre de valeurs et de solidarité. Il est important de nous reconstruire sur la question des valeurs à savoir qui nous sommes. Ce sont ces questions qui nous interpellent au delà du champ politique.


Est-ce qu'aujourd'hui vous regrettiez d'avoir tourné les scènes dans Karmen qui ont pu choquer certains, comme celles nues ou des chants religieux qui ont accompagné la mort d'une lesbienne?


Je suis contre la stigmatisation des personnes et des genres. J'ai parlé tantôt d'humanisme, dans Karmen je parle d'amour, tout simplement. Je suis issu d'une famille très cosmopolite. On trouve chez moi des animistes, des catholiques, des musulmans et même des protestants et j'ai grandi dans cet environnement. Et que cela soit pour les moments de fêtes que pour les moments les plus tristes tout le monde est présent. Quand ma mère est décédée, j'avais des parents marabouts qui priaient. Tout le monde priait le même Dieu, mais à sa manière. C'est cela le Sénégal. Et pas autre chose. S'il quelqu'un tente de valoriser autre chose, il est contre le Sénégal.


Est-ce que vous pourriez faire un film pour défendre la cause des homosexuels?


Je crois qu'il faut défendre l'homme partout où il est attaqué. Je suis anthropologue de formation et souvent la manière de poser le problème travaille contre la résolution du problème. Quelquefois, il est plus important de rappeler l'histoire. Au Sénégal, ce que nous savons, c'est le concept de «goorjigeen», c'est quelque chose qui existait avant la théorisation des homosexuels. Dans nos sociétés, le «goorjigeen» était un personnage qui existait et qui était respecté. Dans toutes les grandes familles, entre Dakar et Saint-Louis, il y avait un «goorjigeen» qui avait sa fonction, son rôle et il était respecté malgré ses différences. Supposons aujourd'hui que nous soyons dans une situation où on tue aux coins des rues les homosexuels, si nous voulons agir sur cela, on ne va pas se dire que nous allons faire un film sur les homosexuels. Ce n'est pas une approche pertinente et efficace. Il faut interroger le pays dans ce qu'il a de plus profond. Il faut trouver le glissement sémantique pour que l'on change même les mots. Ce n'étaient pas seulement des gens qui se déguisaient en femmes, mais des gens dont l'utilité à la société était avérée. Ce sont eux qui lançaient les modes à l'époque. C'étaient eux aussi qui étaient les grands cuisiniers. Donc, si jamais je devais faire quelque chose dans ce sens, je travaillerai de cette manière-là.

 

 

 

Lala Ndiaye-Seneweb.com

source: http://www.seneweb.com/news/Entretien/interview-joseph-guei-ramaka-cineaste-qu_n_157184.html